Suivez mes commentaires sur l'actualité de la justice et des barreaux

Le secret professionnel face aux autorités de la concurrence (à propos de la décisions Périndopril (Servier) de la Commission européenne

[1]

I          Introduction et contexte

 

Une décision récemment publiée sur le site de la Direction Générale de la Concurrence de la Commission européenne, qui pourrait pourtant avoir une importance capitale dans le toujours délicat sujet du secret professionnel des correspondances échangées entre un avocat et son client, est passée presque inaperçue. Elle porte sur le traitement que l’autorité de concurrence européenne peut réserver à un courrier échangé entre deux avocats, ensuite communiqué par l’un d’entre eux à son client.

 

Ces quelques lignes visent à analyser sommairement cette décision de la Commission ainsi que, surtout, à fournir quelques conseils aux praticiens qui souhaitent s’assurer du traitement confidentiel de la correspondance qu’ils adressent à leurs clients.

 

 

II.       Les faits de la cause

 

Dans le cadre d’une procédure d’enquête en matière de concurrence pour de prétendus agissements contraires à l’article 101 du Traité sur le Fonctionnement de l’Union Européenne (TFUE) à l’encontre de la société Les Laboratoires Servier et sa maison mère, Servier SAS (ci-après « Servier »), la Commission européenne a requis de ces sociétés la production de certains documents.

 

Servier a invoqué le caractère confidentiel desdits documents, et sa protection par le « Legal Professional Privilege » (LLP - confidentialité de la correspondance échangée avec des avocats externes). Il s’agissait concrètement :

 

  • D’une lettre adressée le 29 août 2008 par un cabinet d’avocats (non belges) représentant la société TEVA aux avocats (belges) externes de Servier. Dans cette lettre, les premiers avertissaient les seconds de l’introduction d’une plainte à la Commission Européenne si un accord entre les deux sociétés n’était pas trouvé.
  • D’une chaîne de mails par laquelle cette lettre était transmise, tout d’abord par les avocats destinataires à leur client (Servier), et puis en interne, au sein de cette société.

 

Etait en cause le caractère confidentiel du premier document (« la Lettre »)[3].

 

SERVIER alléguait que, s’agissant d’un courrier entre deux avocats externes, la confidentialité y attachée, consacrée par le droit belge, devait être respectée. Que la lettre ait transité par la suite en interne chez SERVIER lui paraissait peu importer ; nier le caractère confidentiel de la Lettre équivalait à compromettre les droits de la défense de SERVIER ainsi que son droit à recueillir un conseil juridique indépendant.

 

SERVIER invoquait le règlement de l’Ordre national des avocats de Belgique des 6 juin 1970, 6 mars 1980, 8 mai 1980 et 22 avril 1988, relatif à la production de la correspondance échangée entre avocats, dont la teneur se reproduit dans les textes déontologiques de certains autres barreaux européens[4].

 

 

III.     La décision de la Commission européenne

 

La Commission rappelle dans sa Décision que la Lettre n’émane pas des avocats de SERVIER, mais de l’un de ses concurrents, par le biais de ses avocats. Se référant à la jurisprudence AKZO[5], elle considère que la jurisprudence européenne protège la confidentialité de la correspondance entre avocat et client, pourvu que cette communication soit faite pour les besoins de la défense du client, et qu’elle émane d’avocats indépendants. Or, cela ne serait pas le cas en l’espèce.

 

Elle conclut que la Lettre ne peut rentrer dans aucune des catégories déclarées protégées par la Cour de Justice. Parmi d’autres considérations, la Commission concède que, certes, elle émane d’un avocat indépendant ; toutefois, précise-t-elle, il ne s’agit pas de celui de SERVIER, mais de celui de son adversaire. De ce fait, on ne saurait considérer qu’elle ait été rédigée pour les besoins de la défense de SERVIER.

 

Par ailleurs, la Commission rappelle que les codes de conduite applicables aux avocats dans différents Etats membres de l’Union européenne prévoient que la correspondance confidentielle échangée entre avocats ne peut pas être transmise aux clients (comme c’était le cas de la Lettre) et que ces règles de conduite cessent de s’appliquer une fois le document transmis par l’avocat destinataire à ses clients.

 

Quant au Règlement de l’Ordre national invoqué par les avocats de SERVIER[6], la Commission rappelle que le fondement juridique des inspections qu’elle mène dans le cadre des procédures de concurrence est le droit de l’Union européenne et que par définition, le droit national n’y est pas applicable. L’étendue de ses pouvoirs ne pourrait donc dépendre de ce que pourrait décider un Barreau, les règles du Barreau ne pouvant s’imposer à la Commission.

 

Enfin, la Commission rappelle que les règles protégeant la correspondance échangée entre avocats sont fondées sur des considérations d’ordre public, plutôt que sur la protection des droits fondamentaux. Les communications entre avocats peuvent faciliter la résolution des conflits civils ou commerciaux et alléger la charge de travail des tribunaux. En revanche, lorsqu’il s’agit d’enquêtes poursuivant des intérêts publics, cette protection ne paraît pas adéquate, puisque l’accès aux documents en cause est nécessaire pour rechercher la vérité.

 

La Commission conclut ainsi dans une Décision du 23 juillet 2010 (la « Décision ») que la Lettre n’est pas couverte par le LLP. Se pose la question de savoir si le Barreau peut attaquer la Décision et, dans l’affirmative, comment il devrait procéder.

 

 

IV.      Analyse et recommandations

 

L’analyse que la Commission Européenne fait des règles nationales relatives à la confidentialité de la correspondance entre avocats et son incidence sur une procédure d’enquête en matière de concurrence paraît peu critiquable. Certes, il s’agit de règles déontologiques, d’étendue purement nationale, et qui, de ce fait, ne sauraient en aucun cas compromettre les pouvoirs d’enquête de la Commission, exclusivement soumise au Droit européen.

 

Néanmoins, la Décision pourrait avoir des conséquences pratiques très importantes pour ce qui est du secret professionnel et, notamment, du traitement de la correspondance entre un avocat et son client. La Commission traite de façon séparée, d’une part, l’e-mail de couverture (dans lequel le conseil de Servier indiquait « Veuillez trouver ci-joint copie d’une lettre (confidentielle) du conseil de Teva. […] ») et, d’autre part, cette lettre elle-même.  Or, cette distinction n’est pas toujours facile à opérer.

 

Ainsi, dans des cas similaires, on pourrait juger que la communication avocat-client doit être vue dans son ensemble, en ce qu’elle comprend l’e-mail de couverture avec sa pièce jointe (ou, dans le cas d’un courrier postal, la lettre de couverture et son annexe). Mais encore, il est parfois nécessaire (et inévitable) de prendre connaissance du mail avocat – client pour, par la suite, faire de même avec la pièce jointe (peut-être non couverte par le secret professionnel, certes). Ce délicat exercice requiert par ailleurs de l’autorité de concurrence de pratiquer la politique « Alzheimer » (pour ainsi la qualifier), en « oubliant » la communication avocat – client pour ne retenir que sa pièce jointe.

 

Dans l’affaire SERVIER, il s’agissait d’une communication avocat-client par laquelle le premier informait le deuxième qu’il avait reçu une lettre d’un confère formulant des griefs à son encontre, dont ils devaient s’entretenir afin de pouvoir prendre position. On peut donc considérer que cette correspondance avait bien pour cadre la défense du client.

 

D’ailleurs, la Commission rappelle dans la Décision que nous analysons : « Moreover, as set out in the AM&S judgment, the rationale for LPP protection is that every person must be able, without constraint, to consult a lawyer, whose profession entails the giving of independent legal advice to all those in need of it. This principle is closely linked to the concept of the lawyer's role as collaborating in the administration of justice by the courts.

 

En revanche, la Commission européenne conclut que l’étendue du LPP serait cantonée aux trois catégories de courriers mentionnées dans l’arrêt Akzo[7], et que la Lettre en cause y échapperait. La Commission semble en revanche oublier que la Cour de Justice de l’UE n’a pas vocation à statuer ultra petita. En d’autres termes, elle n’avait pas, dans ses arrêts, à dresser la liste exhaustive de l’ensemble des documents qui, théoriquement, pourraient bénéficier du LPP.

 

Par ailleurs, dans l’affaire Akzo la Commission s’opposait à ce que le champ d’application du LPP soit étendu à tout autre document que les deux catégories de LPP reconnues précédemment par le Tribunal luxembourgeois dans les affaires AM&S (communications avocat-client)[8] et Hilti (note interne diffusée au sein d’une entreprise qui reprend le contenu d’une communication avec un avocat indépendant comportant un avis juridique)[9]. Et le Tribunal avait conclu que d’autres catégories de documents bénéficiaient du LPP, sous certaines conditions.

 

Quoi qu’il en soit, les parties dans l’affaire SERVIER n’ont pas jugé utile de remettre en cause la Décision de la Commission (nous n’en connaissons pas les raisons mais peut-être est-ce dû, tout simplement, au fait qu’elles ont réalisé qu’au regard du code de déontologie du C.C.B.E., la Lettre n’était, en réalité, pas couverte par la confidentialité), de sorte que la Cour n’aura pas à préciser si les documents en question étaient couverts par le LPP.

 

L’O.B.F.G. reste particulièrement attentif à ces questions. Il se réserve la possibilité de ré-intervenir auprès des autorités européennes, au moment qui paraîtra le plus opportun, pour définir le champ du secret professionnel et attirer leur attention sur sa portée précise.

 

Mais, quoi qu’il en soit, il paraît opportun de conseiller aux avocats qui se verraient confrontés à un cas similaire d’agir avec la plus grande prudence :

 

  • En indiquant en tout début de communication à un client que son contenu est couvert par le secret de la correspondance échangée entre un avocat et son client ;
  • Le cas échéant, en agissant de même pour ce qui serait des pièces jointes, et ce pour autant, bien entendu, qu’elles soient également couvertes par le secret professionnel (en d’autres termes, ce n’est pas parce qu’un courrier est couvert par le secret que les pièces qui y sont jointes le deviennent également) ;
  • Surtout, en ne joignant jamais à une correspondance adressée à leur client une lettre couverte par la confidentialité des correspondances échangées entre avocat, mais en se contentant d’en reproduire le contenu, dans le corps de leur propre lettre. Il ne s’agit d’ailleurs là que d’une stricte application des principes qui nous ont toujours été enseignés, même si le développement de la photocopie nous les ont un peu fait perdre de vue ;
  • En cas de doute sur le caractère protégé d’un document en cours d’enquête des autorités de concurrence, demander la mise du document sous scellés dans l’attente du règlement de cette contestation par la Commission européenne ou les juridictions communautaires (en cas de procédure européenne) ou par un juge (en cas de procédure nationale).

 

 

 



[1] affaire N° COMP/E-1.39612

[2] Les auteurs tiennent à remercier Mes Scott McInnes et Vincent Brophy, du barreau de Bruxelles, pour leur fine analyse de l’affaire SERVIER, leurs conseils et leur expertise.

[3] D’une façon curieuse, la discussion n’a guère porté sur la production de la lettre adressée par les avocats de Servier à leur cliente. Elle était pourtant manifestement couverte par le secret professionnel, qui protège les échanges entre un avocat et son client (Voyez, sur ce point, Cass., 9 mai 2007, J.T., 2007, p. 526 ; adde Bruxelles (ch. mises acc.), 26 janvier 2011, J.L.M.B., 2011, p. 428, et obs. P. HENRY, « Le conflit entre le secret professionnel et les droits de la défense »). Il est vrai que cette correspondance ne paraissait pas avoir de contenu intéressant et que son seul objet utile semblait être la transmission du message qu’ils avaient reçu de leurs confrères étrangers.

[4] Article 1 : « La correspondance entre les avocats est confidentielle. Même lorsque les conseils sont d’accord, elle ne peut être produite qu’avec l’autorisation du bâtonnier.

Cette disposition vise aussi bien la production judiciaire qu’extra-judiciaire ».

On notera cependant que, dans la plupart des autres barreaux, les règles sont moins strictes : dans certains barreaux (notamment de l’Est de l’Europe), le principe de la confidentialité des correspondances échangées entre avocats est inconnu ; dans d’autres, le principe est l’officialité mais l’avocat peut imprimer, dans certaines circonstances, un caractère confidentiel à sa lettre ; pour certains, c’est l’inverse : le principe est la confidentialité mais l’avocat a le choix de l’officialité ; chez nous, le principe est la confidentialité et l’officialité n’est possible que dans des cas strictement délimités (article 2 du règlement de l’Ordre national).

[5] C.J.U.E., gr. ch., 14 septembre 2010, J.L.M.B., 2010, p. 1400.

[6] De façon surprenante, la question n’a été examinée qu’au regard du règlement de l’Ordre national belge, alors qu’il semble bien que la Lettre n’émanait pas d’un avocat belge, si bien qu’elle n’y était pas soumise mais bien au Code déontologie du C.C.B.E. qui, lui, pose le principe du caractère officiel des correspondances échangées entre avocats ressortissants à des barreaux différents de l’Union européenne (article 5.3. : «  L’avocat qui entend adresser à un confrère d’un autre Etat membre des communications dont il souhaite qu’elles aient un caractère confidentiel ou ≪ without prejudice ≫ doit clairement exprimer cette volonté avant l’envoi de la première de ces communications.

Si le futur destinataire des communications n’est pas en mesure de leur donner un caractère confidentiel ou ≪ without prejudice ≫, il doit en informer l’expéditeur sans délai »). On constatera d’ailleurs que les avocats de TEVA avaient transmis une copie de la Lettre à la Commission, qui ne cherchait, par son enquête, qu’à vérifier que celle-ci était bien en possession de SERVIER.

[7] Affaires jointes T-125/03 and T-253/03 Akzo Nobel Chemicals et Akcros Chemicals v Commission [2007] ECR II-3523).

[8] Affaire 155/79 AM&S Europe Limited v Commission [1982] ECR 1575),

[9] Affaire T-30/89 Hilti v Commission [1990] ECR II-163

 

 

 

Miguel Troncoso Ferrer

Patrick Henry[2]

La Tribune, 2011- pp. 28-30

tag_theme: 
article_ID: 
9