Suivez mes commentaires sur l'actualité de la justice et des barreaux

Vienne, la nuit : sonne l'heurt !

Depuis 44 ans, le barreau autrichien invite ses correspondants européens à la « Conférence des présidents ». Une tradition née à l'époque où un rideau de fer rouge coupait l'Europe en deux. Mais à Vienne, l'espace de deux jours, sous les chapiteaux des Palais, à l'occasion de réceptions ministérielles, dans les flonflons du Juristenball ou dans les kellers où biéres et schnitzels coulent à flots, chacun était là. Point de rencontre unique en ce temps.

Le contexte a changé depuis. Une avocate polonaise vient de céder la présidence du C.C.B.E. à un français. Un écossais la cédera bientôt à un tchèque.

Plus de mur, plus de rideau. Et pourtant ?

Le sujet de la 44e conférence était interpellant : Les limites du droit.

C'était de migration dont il était question.

David Smith, le président irlandais du Comité migration du C.C.B.E., brosse d'abord le tableau. La frontière syrio-turque, les passeurs, les tempêtes, Lesbos ou Lampeduza, la course vers le Nord, arrêts à chaque étage. La mort qui prélève son dû à chaque étape. Et toujours le risque du retour à la case départ. Des droits quasi-inexistants. Un barreau jusqu'ici impuissant. Quelques cris pour en accompagner d'autres, tellement plus dramatiques.

Puis la parole à un certain Thilo Sarrazin, ancien banquier allemand, ancien membre du SPD, auteur de quelques essais sulfureux, devenu national-socialiste. Un plaidoyer de haine et de mort. L'Europe ne pourrait absorber autant de réfugiés d'une autre culture. Le statut de réfugié devrait être réservé à ceux qui sont réellement menacés pour leurs opinions politiques. Et encore, seulement le temps nécessaire et sous une surveillance stricte, avec des droits sociaux réduits, après confiscation de leurs biens,... Pour les autres, ceux qui fuient la guerre ou la misère, l'accueil doit être organisé dans leur pays, où dans le pays voisin. Reconstruisons des murs. Celui de Rome a bien tenu les barbares à distance pendant plus de 300 ans… Un nouveau mur, donc. Et pas à Sofia ou à Bucarest ! Autour d'un Schengen réduit à ceux qui savent s'entourer de barbelés.

Koen Lenaers ne desserre pas vraiment l'étreinte. Son exposé est technique. La jurisprudence de la Cour de Luxembourg n'aborde la question de la migration qu'à la marge. Un exposé précis et intelligent, forcément apolitique. Mais nous avions envie d’autres mots, et de les crier. Nous avions chaud.

Le professeur Hannes Tretter entrouvre la fenêtre. Un État de droit, c'est d'abord un État qui reconnaît des droits, qui accueille plutôt que rejette. Nous voudrions l'entendre plus longtemps. Nous dire que ces hommes, femmes et enfants, que d’aucuns voudraient rejeter à la mer ou laisser pourrir dans leurs villes assiégées, ont eux aussi un minimum de droit. Qu’ils doivent être entendus dans le respect des procédures que nous avons mises en place à Genève, en 1951, quelques années après quoi vous savez.

Maître Boubaker Bethabet, secrétaire général de l'Ordre des avocats de Tunisie, avec l’aura que lui confère le Prix Nobel de la Paix décerné au Quartet tunisien dont fait partie son Ordre, revient à la réalité des gens du Sud. L'Occident a semé la mort et la misère. Ce n'est ni en bombardant quelques tyrans, ni en se calfeutrant derrière de nouvelles murailles, qu'il se protégera. Sauver le Moyen-Orient c'est renforcer les démocraties naissantes, les aider économiquement.

Nous sommes plusieurs ensuite à prendre la parole. Le barreau grec pour demander de l’aide : ni l’État, ni le barreau grecs ne peuvent faire face seuls à un afflux de cette ampleur ; le problème n’est pas grec mais européen. Le barreau allemand propose aux barreaux européens de s’unir pour financer une mission d’assistance judiciaire sur l’île de Lesbos, dans les principaux hotspots où les candidats réfugiés sont parqués avant d’être triés entre ceux qui auront le droit d’aller plus loin et ceux qui n’ont qu’à retourner sous les bombes. Le barreau français réaffirme son attachement aux principes d’accueil qui fondent nos démocraties. Au nom des barreaux belges, j’affirme notre solidarité et je prends l’engagement que nous serons aux côtes des barreaux allemands et grecs pour porter l’aide juridique là où il n’y a que la misère et la mort. C’est dans les temps de crise que l’on doit réaffirmer ses valeurs, peut-être en adaptant quelques règles aux contingences du moment, mais dans le respect de leurs lignes de force.

Le choc a été violent. Il a, au moins, secoué les consciences. Mais pourquoi diable avoir donné la parole à un tel extrémiste ?

***

La veille, en contrepoint, le C.C.B.E. avait, dans la même salle prestigieuse du Palais Ferstel, remis son annuel prix des droits de l’homme.

Deux lauréats cette année. Tout d’abord Intigam Aliyev, un avocat Azéri, qui a porté de nombreux dossiers de ses compatriotes devant la Cour européenne des droits de l’homme, obtenant plusieurs fois la condamnation de son pays. Il a été récemment condamné à sept ans et demi de prison sous l’accusation prétexte de fraudes et d’évasions fiscales. J’ai eu personnellement le plaisir de remettre le prix à ses enfants, en compagnie de Maria Slazak, présidente sortante. Puisse-t-il aider notre confrère et hâter sa libération.

Ensuite, le cabinet chinois Fengrui. Au début du mois de juillet 2015, une gigantesque rafle entrainait l’arrestation de plus de 250 avocats chinois, parmi lesquels Zhou Shifeng, avocat et directeur du cabinet Fengrui, Wang Yu, son mari Bao Longjun, Li Chunfu, Wang Quanzhang, tous avocats au sein du même cabinet, et plusieurs de leurs collaborateurs, stagiaires et employés. La licence du cabinet était suspendue. En ce début de mois de janvier, alors que les précités sont toujours en prison, ils viennent de se voir (enfin !) notifier leur inculpation pour « incitation à la subversion ».

Les avocats du cabinet Fengrui avaient le courage d’accepter des causes sensibles, telles la défense de l’artiste dissident Weïweï, de l’écolier Ouïgour Ilham Tohti, ou de citoyens qui contestent certaines décisions gouvernementales ou mettent en cause la responsabilité de membres du gouvernement ou de l’administration, essentiellement en matière de politique de limitation des naissances, de corruption, d’expropriation, de mauvaise qualité des constructions, de pollution, …

Par l’attribution de son prix, le C.C.B.E. entend reconnaître le courage et la qualité exceptionnelle du travail de ces avocats et réitérer ses appels à la fin de tout acte de répression qui les vise.

***

Les jours s’en vont. Que le droit demeure…