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La Cour constitutionnelle rappelle à nouveau le caractère fondamental du secret professionnel des avocats
La théorie de l’état de nécessité qui, depuis un arrêt de la Cour de cassation du 13 mai 1987[1], fait exception au caractère absolu du secret professionnel a reçu une application législative particulière dans la matière de la protection de la jeunesse.
La loi du 20 novembre 2000 relative à la protection pénale des mineurs[2] a inséré dans le code pénal un article 458bis, ainsi rédigé :
« Toute personne qui, par état ou par profession, est dépositaire de secrets et a de ce fait connaissance d'une infraction prévue aux articles 372 à 377, 392 à 394, 396 à 405ter, 409, 423, 425 et 426, qui a été commise sur un mineur, peut, sans préjudice des obligations que lui impose l'article 422bis, en informer le procureur du Roi, à condition qu'elle ait examiné la victime ou recueilli les confidences de celle-ci, qu'il existe un danger grave et imminent pour l'intégrité mentale ou physique de l'intéressé et qu'elle ne soit pas en mesure, elle-même ou avec l'aide de tiers, de protéger cette intégrité».
Deux lois successives, des 28 novembre 2011 et 23 février 2012 ont profondément remanié ce texte. Il est dorénavant rédigé comme suit :
«Toute personne qui, par état ou par profession, est dépositaire de secrets et a de ce fait connaissance d'une infraction prévue aux articles 372 à 377, 392 à 394, 396 à 405ter, 409, 423, 425 et 426, qui a été commise sur un mineur ou sur une personne qui est vulnérable en raison de son âge, d'un état de grossesse, [de la violence entre partenaires,][3] d'une maladie, d'une infirmité ou d'une déficience physique ou mentale peut, sans préjudice des obligations que lui impose l'article 422bis, en informer le procureur du Roi, soit lorsqu'il existe un danger grave et imminent pour l'intégrité physique ou mentale du mineur ou de la personne vulnérable visée, et qu'elle n'est pas en mesure, seule ou avec l'aide de tiers, de protéger cette intégrité, soit lorsqu'il y a des indices d'un danger sérieux et réel que d'autres mineurs ou personnes vulnérables visées soient victimes des infractions prévues aux articles précités et qu'elle n'est pas en mesure, seule ou avec l'aide de tiers, de protéger cette intégrité »[4]/[5].
On retrouvait dans cet article, dans sa première version, les trois éléments de la définition de l’état de nécessité : certitude, gravité, imminence. Notons néanmoins que le législateur avait clairement inclus, au rang des périls qui justifient l’exception à l’obligation au secret, les dangers pour l’intégrité tant physique que mentale du mineur, ce qui semble quand même étendre quelque peu le champ de l’exception.
Mais la nouvelle version du texte inquiète beaucoup plus. Elle autorise (invite ?) la dénonciation même lorsque la personne normalement tenue au secret n’a pas elle-même « examiné la victime ou recueilli ses confidences », condition qui, dans le texte ancien, faisait qu’il concernait essentiellement le personnel soignant et les travailleurs sociaux. Il en résulte que, sous l’empire de la loi nouvelle, tout qui recueille une confidence, voire une rumeur, faisant état de maltraitance à l’égard d’une personne vulnérable, serait désormais autorisé à la dénoncer[6]/[7].
Avec Gilles GENICOT, on ne peut que « croire, avec confiance, que les professionnels visés auront à cœur de peser très soigneusement les tenants et les aboutissants des situations difficiles auxquelles ils se voient confrontés, et veilleront à ne pas s’engouffrer dans la brèche ouverte par le législateur en faveur de la dénonciation de « faits » non constatés et simplement supposés. Il faut donc s’en remettre à leur conscience, à leur expérience et à leur jugement, si l’on souhaite éviter les délations fondées sur du sable et des impressions insuffisamment étayées »[8].
Pourrait-on aller encore plus loin et, dans certaines circonstances, estimer que ces professionnels, ont, par exemple en présence de menaces graves et imminentes, une véritable obligation de dénonciation, qui pourrait être sanctionnée par une responsabilité civile ou pénale (non-assistance à personne en danger) ? Cela paraîtrait difficile puisque cela impliquerait une exception au droit au secret, alors qu’on n’en connaît pas d’exemple dans notre droit positif[9], en tout cas pour les avocats. Je ne pourrais concevoir pareille évolution que dans des hypothèses vraiment exceptionnelles[10]. Il faudrait qu’il soit établi que la connaissance du péril était a ce point certaine, son ampleur à ce point grave et son occurrence à ce point imminente que tout professionnel placé dans les mêmes circonstances aurait, en conscience, pris la décision de dénoncer. Il faut cependant reconnaître que le texte, en ce qu’il comprend explicitement la réserve de l’application de l’article 422bis du code pénal, qui incrimine la non-assistance à personne en danger incite à un renforcement de cette obligation[11].
Pour les avocats, ces questions vont cependant se poser de façon beaucoup moins prégnante. Par son arrêt 127/2013 du 26 septembre 2013, la Cour constitutionnelle vient en effet d’annuler la loi du 30 novembre 2011 « mais uniquement en ce qu’il s’applique à l’avocat dépositaire de confidences de son client, auteur de l’infraction qui a été commise au sens de (l’article 458bis), lorsque ces informations sont susceptibles d’incriminer ce client ». Nous voici donc en dehors du champ d’application de cet article, sauf en ce qu’il concerne les mineurs dont nous avons recueilli les confidences (version initiale du texte).
Au passage, on relèvera que cet arrêt rappelle, une nouvelle fois, le caractère tout à fait original du secret professionnel des avocats, distinct de celui des autres professions et qui constitue « l’un des principes fondamentaux sur lesquels repose l’organisation de la justice dans une société démocratique » (considérant B.29.2).
Un drame récent, survenu dans le sud de la France il y a quelques années, illustre bien les difficultés dont nous parlons. Un client confie à son avocat qu’il ne peut supporter l’idée du divorce avec son épouse et qu’il est à ce point désespéré qu’il se propose de l’abattre lors de leur dernière entrevue chez le notaire, pour la signature de l’acte liquidatif. Estimant la menace sérieuse, l’avocat en avertit son confrère, conseil de l’épouse volage. Celle-ci ne se présente pas au rendez-vous mais y envoie son gendre. Au cours de l’entrevue, ce dernier sort une arme et abat le mari, dont il apparaîtra par la suite qu’il n’était pas armé… Que cette horrible mésaventure donne à réfléchir et qu’elle enseigne en tout cas que, quand un secret doit être révélé, il ne doit pas l’être n’importe comment.
[1] Cass. 13 mai 1987, J.L.M.B., 1987, p. 1165 et obs. Y. HANNEQUART, R.C.J.B., 1989, p. 588 et obs. A. DE NAUW ; voyez également Corr. Charleroi, 25 mars 1997, J.L.M.B., 1997, p. 1167, Mons (ch. mises acc.), 22 novembre 1996, R.D.P., 1997, p. 575 et Cass., 4 décembre 1996, J.L.M.B., 1997, p. 487 : il s'agissait d'un médecin qui s'était vu confier le cas d'un maniaque sexuel, animé par des pulsions irrépressibles à l'égard un enfant d'une douzaine d'années ; le malade avait refusé de poursuivre le traitement, avait quitté l'établissement où il séjournait et était rentré dans son milieu; après plusieurs tentatives amiables, le médecin l'avait finalement dénoncé aux autorités. A. DAMIEN cite également le cas d'un avocat qui, se rendant compte à la réception d'un jugement retirant à son client le droit de garde sur son fils, que ce client risquait fort d'attenter aux jours de son enfant, décida d'alerter les forces de l'ordre, lesquelles purent, grâce à une intervention rapide, sauver l'enfant qui venait d'absorber un liquide empoisonné (op. cit., p. 123). J. CRUYPLANTS et M. WAGEMANS donnent quelques autres exemples de décisions prises par des bâtonniers dans des circonstances analogues (« Secret professionnel et protection renforcée des échanges avocat-client », J.T., 2005, p. 576). Par exemple, le bâtonnier de Bruxelles a admis qu’un avocat, qui avait obtenu la régularisation de la situation d’une cliente étrangère en raison de la maladie grave et contagieuse qui l’affectait, en avertisse le fiancé de cette cliente, auquel celle-ci ne l’avait pas révélé (Forum du barreau de Bruxelles, 2007, n°122, p. 5).
[2]Moniteur belge du 17 mars 2001.
[3] Les termes entre crochets ont été ajoutés par une loi du 23 février 2012, entrée en vigueur le 1er mars 2013.
[4] Le texte de cet article a été modifié à deux reprises, d’abord par une loi du 28 novembre 2011, qui est entrée en vigueur le 30 janvier 2012, puis par la loi du 23 février 2012, entrée en vigueur le 1er mars 2013. Les termes en gras ont été ajoutés par ces réformes qui ont également supprimé la condition que le dénonciateur « ait examiné la victime ou recueilli les confidences de celle-ci ».
François Bellot et consorts (MR) ont déposé une proposition de loi modifiant à nouveau le texte, afin d'étendre l'exception prévue à l'obligation de respect du secret professionnel pour les confidences faites par un majeur à propos de faits dont il a été victime étant mineur dans le but d'éviter, notamment, que des abus sexuels ne soient commis sur d'autres mineurs (doc. parl., Sénat, 5-564). Il s’agirait d’ajouter les mots « même si, entre-temps, celle-ci a atteint l'âge de la majorité», après les mots « recueilli les confidences de celle-ci » (qui ont entretemps été supprimés… J’imagine qu’ils s’inséreraient donc après les mots « commises sur un mineur »).
Sur ces modifications, voyez E. BARTHELEMI, C. MEERSSEMAN et J.F. SERVAIS, Confidentialité et secret professionnel : enjeux pour une société démocratique, Yapaka, 2011 ; L. NOUWYNCK, « La position des différents intervenants psycho-médico-sociaux face au secret professionnel dans le travail avec les justiciables », http://www.yapaka.be/sites/yapaka.be/files/2012-secret_prof-_l_nouwynck.pdf .
[5] La France a introduit une disposition comparable dans son droit positif. La loi du 2 janvier 2004 relative à la protection de l’enfance modifie l’article 226-14 du code pénal et emporte plusieurs exceptions au secret médical. Contrairement au texte belge, le texte français ne semble pas ériger l’imminence et la gravité du péril en conditions de l'exception. Il repose sur des éléments objectifs : maltraitance, sévices ou privations, dangerosité. Voyez, pour un premier commentaire, L. DELPRAT, « La loi du 2 janvier 2004 relative à la protection de l’enfance et le secret médical », Gaz.Pal., 3 mars 2004, p. 11. Le texte antérieur, qui datait du 22 juillet 1992, emportait déjà des dérogations similaires.
[6] Voyez, au sujet de cette nouveauté législative, outre les références citées deux notes plus haut,, L. NOUWYNCK et P. RANS, « Secret professionnel, protection de la vie privée et communication d’informations entre acteurs de la protection de la jeunesse », in Actualités en droit de la jeunesse, Formation permanente CUP, vol. 81, p. 219 et suivantes. Voyez aussi P. LAMBERT, « Nouvel article 458bis du code pénal », La Tribune, 2001/2, p. 16. Celui-ci constate que cette loi ne modifie guère les principes applicables en la matière puisqu’elle ne fait que consacrer, à propos d’une hypothèse précise, les conséquences d’une jurisprudence bien établie. Voyez également M. HIRSCH et N. KUMPS, « Secret professionnel et violence à l’égard des mineurs », in Le secret professionnel, AJN et la Charte, 2002, p. 231 ; S. BERBUTO et C. PEVEE, « La loi du 28 novembre 2000 » J.D.J., 2001, n° 204, p. 14 ; I. WATTIER, « La loi du 28 novembre 2000 relative à la protection pénale des mineurs », J.T., 2001, p. 444. Ces auteurs sont assez critiques quant à la pertinence de cette loi, dont ils dénoncent les effets pervers. Elle n’assura pas une plus grande protection aux mineurs, mais elle pourrait entraîner une plus grande réticence de leurs parents à les conduire chez des professionnels de la santé pour les faire soigner des conséquences des violences qu’ils ont subies. Ne mettent-ils pas en évidence, par ces considérations, le fondement même du secret professionnel ? Y toucher c’est toujours remettre en cause des équilibres particulièrement délicats entre droit à la santé ou droits de la défense, d’une part, vérité et transparence, d’autre part.
[7] Sur le secret professionnel des enseignants et des travailleurs sociaux de façon plus générale, voyez également C. VILLEE, « Secret professionnel à l’école », J.D.J., 2007, n°265, p. 18.
[8] G. GENICOT, « Tour d’horizon de quelques acquis et enjeux actuel du droit médical et biomédical », in Nouveaux dialogues en droit médical, Formation permanente CUP, 2012, vol. 136, pp. 7-62, spéc. 38-48 ; voyez aussi E. LANGENAKEN, « Portée et conséquences de la réécriture de l’article 458bis du code pénal sur le secret professionnel », in Rev. Fac. Droit Liège, 2013, pp. 65 sqs.
[9] Si ce n’est les récentes dispositions préventives de blanchiment de capitaux, examinées ci-après, n° 5.20.
[10] C’est aussi l’opinion de L. NOUWYNCK et P. RANS, « Secret professionnel, protection de la vie privée et communication d’informations entre acteurs de la protection de la jeunesse », in Actualités en droit de la jeunesse, Formation permanente CUP, vol. 81, p. 222. Voyez, pour un cas d’application exemplaire, Cass. Fr., 8 octobre 1997, Gaz. Pal., 1998, rec., p. 19, et obs. J. BONNEAU, Gaz. Pal., 28 avril 1998, p. 4 : un médecin psychiatre et un éducateur sont condamnés pour non-assistance à personne en danger pour n’avoir pas dénoncé, en se retranchant derrière le secret professionnel, les sévices subis par un mineur, qu’ils avaient constatés. Il n’est pas sûr que la nouvelle rédaction de l’article 226-14 du code pénal permettrait encore pareille condamnation (L. DELPRAT, loc. cit.).
[11] Telle est en tout cas l’opinion d’Evelyne LANGENAKEN, op. cit., pp. 71-72.